Le virus que donc je suis

{ hommage aux intermittents du vivant }

    Les virus sont des orfèvres discrets et involontaires du monde vivant. Nuisibles dans une infime partie des cas, ils cisèlent les espèces, participent aux grands équilibres planétaires, et nous relient véritablement, littéralement, en passant des uns aux autres, et en tissant, au hasard de leurs allers et venues, un réseau de liens invisibles. À la manière des abeilles, les virus butinent le buisson du vivant et polinisent l’ensemble du simple fait des visites qu’ils rendent en permanence aux uns et aux autres. Les virus collectent sans le faire exprès tel morceau d’ADN chez telle espèce et abandonnent ce fragment chez telle autre, si bien que des espèces se retrouvent avec de nouveaux fragments d’ADN dont certains leur confèrent de nouveaux pouvoirs, des facultés inédites qui pourront parfois s’installer durablement et même engendrer de nouvelles espèces. C’est à eux que l’on doit le savoir-faire cellulaire du placenta et c’est par leur entremise dans les océans que près de la moitié du dioxygène que nous respirons est créé. C’est pour leur rendre hommage et décaler nos imaginaires que j’ai imaginé les masques virus, au moment même où nous portions des masques pour nous protéger des virus.
 Photographie des masques virus (Palais de Tokyo, 2021)
   
    Dans un contexte où nous avons appris à nous protéger d’un virus en particulier, c’est au contraire à honorer les autres virus que ces masques-parures répondent. Par leur forme, ils permettent d’échapper aux représentations classiques des virus (car les formes sphériques parsemées de petits mamelons provoquent systématiquement la peur, par une association évidente au VIH). Il ne s’agit pas avec les masques virus de dire leur enveloppe “charnelle” mais de raconter leur action, sinon leurs pouvoirs, au sein du monde vivant. La forme des masques virus empreinte aux cartes de navigation océaniennes, avec la réunion de fibres noires et blanches, qui représentent des brins d’ADN et d’ARN, ceux-là même que les virus glanent chez différentes espèces et dont ils deviennent les détenteurs provisoires. L’alternance du noir et blanc créé une illusion d’optique, un bruit visuel qui rend compte de ce trait qu’ont les virus à être invisibles, à brouiller les cartes, tout en occupant le moindre recoin du monde.

    Véritables intermittents du vivant, tantôt inertes, tantôt vivants, c’est aussi cette ambivalence qui est racontée ici, ce clignotement de la réalité dont ils participent et dont ils sont tout à la fois les grands absents. Car aucun arbre ou réseau phylogénétique, aussi complet soit-il ne leur offre la place qui leur est dûe alors même qu’ils prennent part au monde de manière grandiose : la vie est sculptée par l’action des virus. Longtemps ennemis déclarés, les virus sont en fait dans leur immense majorité des alliés, et les masques virus fonctionnent comme des instruments d’optique pour changer de focale, faire la netteté et dépasser cette méprise séculaire. Ils permettent en outre de revêtir “l’esprit des virus” comme les chamanes se parent d’éléments facilitant l’entrée en communication avec une entité invisible. Ici, les masques offrent le pouvoir de se faufiler dans le monde vivant comme le virus se faufile dans ses moindres interstices.

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Le titre est un clin d’oeil au livre de Jacques Derrida, L’animal que donc je suis  



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Théâtre  

Les masques virus sont portés dans la conférence-spectacle VIRAL, donnée à Paris et New York.
VIRAL est le troisième volet de La trilogie terrestre. Une pièce de Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour  |  Mise en scène par Frédérique Aït-Touati  |  Interprétée par Duncan Evennou.
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Publication  

Les masques virus font leur apparition dans l’ouvrage Trilogie terrestre aux Éditions B42 (paru en novembre 2022)
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Expositions

Les masques virus ont été exposés à plusieurs occasions :
– au Congrès Mondial de la Nature (Biocenosis, commissariat : Alice Audouin, Marseille, 4.09 - 11.09.2021)
– au Palais de Tokyo (Ce qui tient à un fil, commissariat : Gaël Charbau, 26.11-5.12.2022)
– à la Galerie Jean Collet (Draguer le Chaos, commissariat : Daniel Purroy, 25.05-10.07.2022)
– à Chaillot Théâtre National de la danse (commissariat : Frédérique Aït-Touati, 29-30.03.2024)



Dans la version Le temps du rêve des virus, les masques virus deviennent les attracteurs de cette vie bourgeonnante et entrelacée dont ils occupent les carrefours. Comme une fresque rupestre préhistorique, les silhouettes des êtres vivants paradent sur les murs et semblent mystérieusement liées aux masques virus autour desquels elles gravitent. Elles sont comme en orbite autour d’eux, témoignant ainsi du rôle fondamental que les virus ont joué dans le paysage hétéroclite du vivant qu’ils ont sculpté par leurs allers et venues chez chacun de nous. Le temps du rêve fait référence au mythe originel des aborigènes dont le récit possède une étonnante puissance de description des systèmes dynamiques complexes qu’on retrouve dans les hypothèses que les scientifiques proposent pour décrire l’émergence de la vie et son évolution.
   Contrairement aux représentations de nos ancêtres, les silhouettes sont ici partiellement remplies de lettres ATCG. Ces dernières renvoient aux molécules de base de l’ADN et rapellent que nous sommes des êtres de lettre, dont la vie est en partie écrite par cette partition intime qui se loge dans chacune de nos cellules. Le remplissage noir renvoie quant à lui au mystère, à l’inconnu, à tout ce qui ne peut être prédit et prévu et rappelle que nos vies sont tissées par cette dualité, entre génétique et épigénétique, prévisible et imprévisible. Cette loterie de l’ADN est d’ailleurs en partie accentuée par le fait des virus qui brassent l’ADN de tous les vivants en butinant ici et là des fragments de texte moléculaire dont nous héritons et bénéficions de temps à autres dans la grande épopée du vivant



Frédérique Aït-Touati porte un masque virus dans le Jardin des hélices (Palais de Tokyo, décembre 2021)







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Assitants : Léo Dumont-Deslaurier, Daniel Cadot, Marie Truffier