Étain, ses larmes
{ faire pleurer la Terre }___
Texte écrit à l’invitation de Juliette Minchin en dialogue avec son oeuvre Nympheum
Aux premiers temps du monde, la cosmogonie grecque fait le récit du corps à corps souverain qui unit la Terre, Gaïa, au Ciel étoilé, Ouranos. Ensemble, ils enfantent les premiers êtres qui demeurent prisonniers des abîmes de la Terre avant de se soustraire à la tyrannie de leur père qu’ils renvoient violemment dans la stratosphère, libérant ainsi leur mère de cette soumission géochimique qui la maintenait dans une étreinte implacable. On raconte depuis ce jour que les gouttes de pluie sont les larmes du Ciel qui pleure de douleur et de chagrin de ne plus pouvoir s’unir à la Terre.
Texte écrit à l’invitation de Juliette Minchin en dialogue avec son oeuvre Nympheum
Aux premiers temps du monde, la cosmogonie grecque fait le récit du corps à corps souverain qui unit la Terre, Gaïa, au Ciel étoilé, Ouranos. Ensemble, ils enfantent les premiers êtres qui demeurent prisonniers des abîmes de la Terre avant de se soustraire à la tyrannie de leur père qu’ils renvoient violemment dans la stratosphère, libérant ainsi leur mère de cette soumission géochimique qui la maintenait dans une étreinte implacable. On raconte depuis ce jour que les gouttes de pluie sont les larmes du Ciel qui pleure de douleur et de chagrin de ne plus pouvoir s’unir à la Terre.

Aujourd’hui, la Terre est à nouveau profanée,
souillée et abusée par le fruit de ses entrailles. Ses
propres enfants dévorent ses chairs minérales, tètent brutalement son sein
métallique, rotent du gaz carbonique, se gavent de terres rares et prolongent
ce saccage dans l’obscurité des profondeurs où ils s’adonnent à une extorsion
de fonds marins. Le corps de la Terre est perclus de tumeurs.
Elle métastase en profondeur. Écorchée vive, elle tousse des cyclones et crache le feu dans les forêts. Elle
sème le vent, récolte la tempête, nage en eaux
troubles, perd son sang-froid, bouillonne et canicule sans prévenir.
Elle est fiévreuse mais comme l’eau qui dort, elle souffle le chaud et le froid, cède aux sirènes des anticyclones et tombe en dépression atmosphérique. La maison brûle mais ses enfants regardent ailleurs. Pas le temps pour une psychanalyse du feu, elle est précipitations et débordements incontrôlés. Elle a le front chaud à l’équateur et la mousson à l’entrejambe. Elle passe de l’amertume à l’acidité, se lasse de ses propres turpitudes, multiplie les COP et les arcs-en-ciel, crache son haleine de méthane et de plastique fondu, carbure au sans plomb et quand on la questionne, elle typhon avant de se mettre en grêle, divague et s’évapore. Elle aura migraineuse au Sud et aurores boréales au Nord pour se consoler mais s’enlise chaque jour un peu plus dans un brouillard toxique. Elle rêve des neiges d’antan et du Paléozoïque mais au réveil c’est toujours le purgatoire de l’Anthropocène qui l’étreint. La guérison est un mirage.
La Terre n’a plus que ses yeux pour pleurer.
Mais la Terre n’a pas de paupières.
“Ouvrez-moi au moins les yeux que je puisse épancher mes larmes” lance-t-elle dans la nuit.
Au matin, une de ses filles* dresse un autel de pierre, un lacrymatoire pour soulager sa peine, recueillir ses larmes et exposer sa tristesse aux yeux du monde. Ceux qu’il nous faut garder ouverts.
La Terre éructe par la bouche des volcans et pleure par ses paupières de pierre.
La lave éteint sa rage.
L’étain lave sa tristesse.
Métal hurlant délogé de son cœur de pierre, l’étain exsude du sol et perle comme autant de cris d’effroi poussés par la Terre à chaque profanation de son corps. Ce qui lui déchire le ventre part de l’Omphalos, pierre langée que les Grecs avaient placée au sanctuaire de Delphes pour y inscrire le centre du monde. Mais si la Terre a le nombril qui saigne, elle a aujourd’hui les yeux qui coulent. Des larmes se frayent un chemin dans le calcaire de ses paupières-fontaines, alimentées par les sources minérales de sa profonde tristesse. Les résurgences d’eaux souterraines plongent dans la mélancolie de la Terre avant de reparaître, chargée de la douleur aigue et métallique qui s’épanche en surface et se pétrifie sous forme de larmes d’étain.
De tous les métaux qui fondent le corps de la Terre, l’étain a la particularité de pouvoir parler. Lorsqu’il est supplicié, il gémit et s’insurge, l’étain crie, l’étain pleure. Les sanglots longs des lésions de métal blessent son cœur d’une langueur abyssale. Et comme l’eau qui se revient toujours, passe de corps en corps, des mers aux cellules, des nuages aux larmes, l’étain se réincarne à chaque époque et dans chaque objet. Sans cesse refondu, il traverse le temps et se réinvente, brille dans la vaisselle et l’horlogerie d’hier et perle aujourd’hui dans les soudures où il distribue un baiser électronique à chaque transistor. Messager des cycles, l’étain se fait dépositaire de la tristesse de la Terre qui peut dorénavant s’épancher à tout instant grâce à son point de fusion très bas.
Qui pleut le plus pleure le moins.
Le Ciel pleut, la Terre pleure.
Et lorsque les larmes du Ciel touchent celles de la Terre, l’étain s’allume dans un grand éclat de rire miroir où brille le corps de son amant déchu. Le Ciel est pardonné. Tout est pardonné. A condition de déposer les armes et d’aiguiser ses larmes. Que les mots de la fin ne soient jamais : “Terre, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils défont.”
Elle est fiévreuse mais comme l’eau qui dort, elle souffle le chaud et le froid, cède aux sirènes des anticyclones et tombe en dépression atmosphérique. La maison brûle mais ses enfants regardent ailleurs. Pas le temps pour une psychanalyse du feu, elle est précipitations et débordements incontrôlés. Elle a le front chaud à l’équateur et la mousson à l’entrejambe. Elle passe de l’amertume à l’acidité, se lasse de ses propres turpitudes, multiplie les COP et les arcs-en-ciel, crache son haleine de méthane et de plastique fondu, carbure au sans plomb et quand on la questionne, elle typhon avant de se mettre en grêle, divague et s’évapore. Elle aura migraineuse au Sud et aurores boréales au Nord pour se consoler mais s’enlise chaque jour un peu plus dans un brouillard toxique. Elle rêve des neiges d’antan et du Paléozoïque mais au réveil c’est toujours le purgatoire de l’Anthropocène qui l’étreint. La guérison est un mirage.
La Terre n’a plus que ses yeux pour pleurer.
Mais la Terre n’a pas de paupières.
“Ouvrez-moi au moins les yeux que je puisse épancher mes larmes” lance-t-elle dans la nuit.
Au matin, une de ses filles* dresse un autel de pierre, un lacrymatoire pour soulager sa peine, recueillir ses larmes et exposer sa tristesse aux yeux du monde. Ceux qu’il nous faut garder ouverts.
La Terre éructe par la bouche des volcans et pleure par ses paupières de pierre.
La lave éteint sa rage.
L’étain lave sa tristesse.
Métal hurlant délogé de son cœur de pierre, l’étain exsude du sol et perle comme autant de cris d’effroi poussés par la Terre à chaque profanation de son corps. Ce qui lui déchire le ventre part de l’Omphalos, pierre langée que les Grecs avaient placée au sanctuaire de Delphes pour y inscrire le centre du monde. Mais si la Terre a le nombril qui saigne, elle a aujourd’hui les yeux qui coulent. Des larmes se frayent un chemin dans le calcaire de ses paupières-fontaines, alimentées par les sources minérales de sa profonde tristesse. Les résurgences d’eaux souterraines plongent dans la mélancolie de la Terre avant de reparaître, chargée de la douleur aigue et métallique qui s’épanche en surface et se pétrifie sous forme de larmes d’étain.
De tous les métaux qui fondent le corps de la Terre, l’étain a la particularité de pouvoir parler. Lorsqu’il est supplicié, il gémit et s’insurge, l’étain crie, l’étain pleure. Les sanglots longs des lésions de métal blessent son cœur d’une langueur abyssale. Et comme l’eau qui se revient toujours, passe de corps en corps, des mers aux cellules, des nuages aux larmes, l’étain se réincarne à chaque époque et dans chaque objet. Sans cesse refondu, il traverse le temps et se réinvente, brille dans la vaisselle et l’horlogerie d’hier et perle aujourd’hui dans les soudures où il distribue un baiser électronique à chaque transistor. Messager des cycles, l’étain se fait dépositaire de la tristesse de la Terre qui peut dorénavant s’épancher à tout instant grâce à son point de fusion très bas.
Qui pleut le plus pleure le moins.
Le Ciel pleut, la Terre pleure.
Et lorsque les larmes du Ciel touchent celles de la Terre, l’étain s’allume dans un grand éclat de rire miroir où brille le corps de son amant déchu. Le Ciel est pardonné. Tout est pardonné. A condition de déposer les armes et d’aiguiser ses larmes. Que les mots de la fin ne soient jamais : “Terre, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils défont.”

“Nympheum”, Juliette Minchin (Chateau Lacoste, 2025)