Aux frontières du vivant
{ cheminer avec les élèves dans le labyrinthe du vivant } Mes études de biologie m’ont donné des notions riches et précises sur le vivant. Mais elles ne m’ont pas offert l’enchantement et le vertige qui peut nous saisir dès lors qu’on croise les sciences de la vie avec la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, l’art, les mythes, et tant d’autres champs de connaissance qui ne peuvent être laissés de côté si l’on veut avoir une vision panoptique des grands enjeux qui tiraillent le vivant. Nous sommes à l’orée d’une crise du vivant sans précédent : dérèglement climatique, pollutions en tout genre, épuisement des ressources, effondrement de la biodiversité. En parallèle, les biotechnologies avancent sur tous les fronts, et s’immiscent dans tous les aspects de notre vie, transformant peu à peu le vivant de manière profonde et durable, pour le meilleur et pour le pire. Certains imaginent pouvoir s’en remettre au progrès technologique pour tout résoudre, d’autres se braquent et appellent à revenir à un état de nature fantasmé. Ce n’est pourtant ni en nous enfonçant dans un tourbillon techno-solutionniste, ni en nous enfermant dans un néo-conservatisme radical que nous relèverons dignement ce défi inédit.
Il y a dans cette situation critique une occasion unique de repenser notre place au sein des écosystèmes, notre rapport à l’altérité, humaine et non-humaine, notre manière de produire, nous nourrir, enfanter, nous soigner, vivre et même mourir.
J’ai donc imaginé un cours, comme une randomnée dans les vallées escarpées de ces sujets vertigineux, aux frontières du vivant. Pendant vingt heures, les élèves sont conduits dans les coulisses du vivant afin de leur faire découvrir ses lois et ses extravagances, les familiariser avec sa logique, ses secrets de fabrication, son manuel de survie, ses innombrables particularités, ses points de tension et de fragilité, mais aussi tous les mystères qui nous résistent et nous obligent à l’humilité.
La question de l’éthique est omniprésente dans ce cours qui est le théâtre de débats et de controverses qui permettent à chaque élève de se forger une véritable culture en la matière pour se positionner et faire émerger des pistes de réflexions nouvelles. L’art et le design, par leur capacité à incarner et à révéler, à créer du sens et à opérer des croisements, peuvent devenir des clés de voûtes du renouvellement de notre rapport au vivant. Les projets des élèves, rigoureux et souvent très courageux, en témoignent avec force.
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Exemples de projets réalisés par les élèves
Exemples de projets réalisés par les élèves
Gestation par la truie |Bérangère Brault, Léo Dumont-Deslaurier, Alice Samzun | ENSCI - Les Ateliers, 2018
Un projet qui déplace les questions soulevées par la GPA (gestation par autrui) en introduisant la truie comme mère porteuse, substituant ainsi les problèmes liés à l’utilisation du corps humain, tout en dépliant un tableau autrement plus complexe, lié à notre rapport aux animaux et au porc en particulier, si proche et si méprisé.
Random Cas 9 | Camille Astié, Cindy Attoungbre, Raphael Maman | ENSAD, 2017
Un projet qui revisite la roulette russe à l’heure de la technologie Crispr-Cas9 (qui permet de modifier précisément le génome), en proposant une pilule capable de modifier aléatoirement le génome, pour produire des effets dont on ne peut savoir s’ils seront avantageux ou désastreux. Le projet déploie la propagande adéquate, jouant sur le goût du risque inhérent à l’être humain en perte de repère, ainsi que les campagnes publicitaires adverses cherchant à contenir ce fléau.
Bioqueer | Robin Bourgeois, Claire Angelica De Carteret, Talita Otovic | ENSAD, 2019
Un projet qui renverse les “thérapies de conversion” des homosexuels (encore pratiquées de force dans certains pays) pour proposer des thérapies de conversion des homophobes en manipulant directement leur microbiote, faisant ainsi le pari que leur peur viscérale de la différence serait due à un déséquilibre des espèces qui composent leur microbiote, comme c’est le cas après la prise d’antibiotique. Il s’agit alors de recoloniser leur monde intérieur pour canaliser leur haine de l’autre.
ATMOS | Daniel Cadot & Camille Peyrachon | ENSCI - Les Ateliers, 2018
Un projet qui traite des dérives de la géo-ingénierie (manipulation du climat). Ce techno-solutionnisme détourne l’attention et évite de se confronter aux causes du dérèglement climatique. Le projet montre aussi comment ce type de technologie nécessiterait de forger une idéologie pour se faire accepter et comment cela pourrait s’incarner dans de nouvelles idoles, portant aux nues les ressources nécessaires à l’ingénierie du climat, leur vouant un culte, à l’image des sociétés antiques, puisque le salut de l’humanité en dépendrait.
Superlocal | Maëlle Cappello, Maeva Dauriac, Robinson Haas | ENSAD, 2019
Un projet qui propose de nouveaux paradigmes de production écologiques en repoussant les limites : vêtements et nourriture sont cultivés à partir de cellules humaines qui n’impliquent donc plus de maltraitance ni de pollution... mais qui soulèvent d’autres questions éthiques bien plus complexes à appréhender, et qui nous mettent face à nos propres contradictions.
Jardin anatomique | Linn Henrichson, Pierre Michaud, Marie Vialle | ENSAD, 2017
Un projet qui explore l’agriculture cellulaire en proposant un nouveau métier aux agriculteurs : celui de faire pousser des végétaux sur mesure qui deviendront la matrice pour faire croître des organes humains, donnant ainsi vie au fameux tableau d’Arcimboldo.
Aperçu des prises de notes du cours (Carnet de Boris Cojean)
Dépliant qui rassemble les réflexions menées durant le workshop
Designers infiltrés, aux frontières du vivant à l’ENSAD
(Projet d’édition de Marie Chapotat, Hélène Poiraud et Noémie Vidé)
Intervention de Oron Catts (directeur de SymbioticA) lors d’un workshop